mardi 16 juin 2015

Winktes et berdaches : l'homosexualité chez les Amérindiens

Dans «Eros et Tabou, sexualité et genre chez les Amérindiens et les Inuit», des chercheurs se sont intéressés aux pratiques homosexuelles dans les tribus américaines et à leur troisième sexe, toujours très spirituel et bien plus accepté que dans nos sociétés occidentales.
Il revient parfois dans les discours que l’homosexualité serait une invention occidentale. Qu’elle est une sorte de perversion de la modernité, et que, à sa suite, les questions de genre ou de troisième sexe seraient des problématiques de militants LGBT déconnectés de l’état «naturel» de l’homme. Et pourtant, l’étude d’autres cultures montre que ces problématiques traversent la plupart des sociétés.
Dans Eros et Tabou, sexualité et genre chez les Amérindiens et les Inuit, publié par la maison d’édition québécoise Septentrion, plusieurs chercheurs se penchent dans une suite d’articles scientifiques sur la vie sexuelle de ces peuples. En s’intéressant à leurs rapports genrés à tous les niveaux, ils déconstruisent souvent les mythes ancrés par les premiers explorateurs en contact avec ces tribus : place de l’homme, de la femme, le mariage, le divorce, l’inceste, mais aussi, donc, la question de l’homosexualité.

LES WINKTES CHEZ LES LAKOTAS

Les Lakotas sont une célèbre tribu américaine. Si ce nom ne vous dit rien, ils font partie du peuple sioux dont sont issus les célèbres chefs indiens Sitting Bull et Crazy Horse. Ils étaient et sont situés principalement dans les Dakota du Nord et du Sud, mais aussi au Canada. Chez eux existent les winktes, des hommes qui vivent comme des femmes et qui sont, à peu près, acceptés par la société.
«Du point de vue de la culture lakota, un jeune homme ne devenait pas winkte faute de réussir à la chasse ou à la guerre, mais bien à la suite d’un rêve, recevant, dans la foulée, un pouvoir spirituel qui le transformait en wakhan et le différenciait des autres hommes», explique l’anthropologue américain Raymond J. DeMallie dans son article «Hommes-élans, femmes-cerfs : sexe et genre dans la culture lakota». Si, pour les Amérindiens, les rapports entre hommes et femmes sont très genrés, une division liée souvent à des mythes de création originelle de la Terre, cela n’a pas empêché l’apparition des winktes. Pour les Lakotas, le jeune homme devient femme le plus souvent à cause d’un rêve. Il rencontrerait en dormant une femme sacrée ou un esprit-bison qui lui ferait comprendre qu’il doit changer. D’une certaine manière, ce n’est pas un choix, il y est obligé, et, en cela, il doit être accepté par les autres.
S’ils ne sont pas rejetés, leur statut reste très particulier. D’un côté, on leur reconnaît des qualités, on estime souvent qu’ils ont reçu un don artistique. De l’autre, on somme les hommes de se méfier d’eux. S’ils les fréquentent trop, les chasseurs risqueraient d’être séduits : winkte vient de winktepi qui signifie «sodomie».

LES PAWNEES «BISPIRITUELS»

On retrouvait ces hommes au statut à part chez la plupart des peuples indiens des grandes plaines, comme les Pawnees et les Arikaras, des adversaires des Lakotas. Le plus souvent, ils ont été nommés «berdaches» par les premiers colons. Le terme est resté, mais on parle plutôt aujourd’hui d’«êtres bispirituels», avec cette idée, pour les Amérindiens, qu’être moitié homme, moitié femme, permet une meilleure compréhension de la dimension sacrée du monde. Ils occupaient ainsi souvent la fonction de chaman.
Le chercheur Douglas R. Sparks note que ces travestis ou ces homosexuels, selon les points de vue, étaient bien plus acceptés historiquement que dans nos sociétés occidentales. «Au cours de mon enquête de terrain menée à la fin du XXe siècle, j’ai pu observer que cette disposition ancienne de la tolérance envers les berdaches subsistait chez de nombreux Pawnees attachés aux traditions, écrit-il. Ces derniers signalaient que le fils ou la fille d’un parent ou d’un ami était "ainsi" − afin d’éviter d’employer des désignations péjoratives en anglais et sachant que la plupart des Blancs rejetaient les homosexuels. Ils se comportaient envers les berdaches de la même manière qu’avec un tout autre ami ou parent et ne portaient aucun jugement moral sur leur orientation sexuelle.»
Malheureusement, à partir des années 1870, les fonctionnaires du gouvernement américain ont exercé des pressions sur les tribus des plaines «afin que soient bannis tous les comportements jugés immoraux et licencieux». Plusieurs berdaches furent maltraités et obligés de porter des vêtements masculins. Douglas R. Sparks remarque toutefois que depuis les années 1980, «en écho aux transformations plus générales de la société américaine, de nombreux jeunes hommes arikaras se sont ouvertement déclarés homosexuels».

LE TROISIÈME SEXE SOCIAL INUIT

Pour les Inuit, «le sexe d’un fœtus peut changer au moment de l’accouchement ou juste après ; ce changement résulte selon les Inuit du désir de l’âme-nom qui se réincarne dans le nouveau-né», écrit Bernard Saladin d’Anglure, professeur émérite de l’université de Laval. «Je mettais du temps à naître, en fait j’avais changé de sexe [sipiniq], car Savviuqtalik [son grand-père réincarné en elle, ndlr] n’avait pas voulu revivre une vie dangereuse d’homme», raconte par exemple Iqallijuq, une femme de 66 ans, à l’anthropologue en 1971.
Chez les Inuit, il était de tradition de transmettre à l’enfant le prénom d’un parent mort il y a peu pour perpétuer son esprit. «Lorsqu’on donnait à un nouveau-né mâle le nom personnel d’une ascendante récemment décédée, cela entraînait habituellement le travestissement de l’enfant et une éducation aux tâches de l’autre genre», note ainsi Bernard Saladin d’Anglure. Pour «rétablir» cette situation, les Inuits avaient pensé à tout. L’enfant était «fiancé quelques années plus tard à une nouveau-née portant le nom personnel d’un ascendant mâle».
Dans la même idée, un rééquilibrage forcé pouvait également advenir. Par exemple, «si l’on manquait de fils, on avait la possibilité de donner plusieurs noms masculins à une fille qui seconderait son père à la chasse, analyse le chercheur. Le mari, troisième genre lui aussi, viendrait résider à l’âge du mariage chez les parents de sa femme, au lieu du contraire, plus coutumier». Pour Bernard Saladin d’Anglure, ce travestissement relève donc plus du domaine social et religieux que sexuel.
Quentin GIRARD
Eros et Tabou, sexualité et genre chez les Amérindiens et les Inuit, sous la direction de Gilles Havard et Frédéric Laugrand, Septentrion, 2014

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